AppâtClaire Migraine, 2012

Aline Morvan aime brouiller les pistes. Que ce soit en nous incitant à des contemplations de «morceaux urbains» inhabituels avec ses rougeoyants Vous êtes ici (2009), en nous confrontant à une page blanche – mentale et réelle – déployée sur un champ vierge (Terra Incognita, 2009) ou encore en jetant un précaire pont de singe entre deux balcons, en plein centre ville (Passerelle, 2009), ses interventions perturbent les repères de lecture de notre environnement, invitent à la création de nouveaux territoires, à l’exploration renouvelée de contrées familières.
Ce n’est plus seulement notre perception de l’espace ou des signes urbains qu’elle s’évertue désormais à déranger. Pour sa première exposition personnelle à la Galerie des Ateliers d’Art & de Design de Genève, elle a sélectionné un ensemble de pièces récentes qui abordent de nouvelles perspectives et renouent avec la question du faire et des techniques, invitant à repenser l’usage ou l’utilisation des objets, distillant le doute sur leurs fonctions et leurs origines.
Des expérimentations inédites se développent dans ses travaux récents, où le geste, la matériau, l’usage, l’accident, sont autant d’éléments qui se rencontrent, s’assemblent, s’accordent ou se repoussent, au creux d’œuvres palimpseste.

Un corpus d’œuvres prend forme dans le coin de la vitrine, présenté sur une étagère conçue comme un mobilier design et un ersatz de cabinet de curiosités. Artificialia, exotica, les différentes catégories de l’organisation d’une collection sont rassemblées dans un agencement précis, attentif aux formes, aux proportions, aux qualités.

Tel un instrument scientifique aux allures précieuses, le Kit à Fitness ouvre le bal. Le matériau interdit bien sûr toute utilisation de l’objet; plus que cela, il en contredit radicalement la fonction malgré l’apparente maniabilité de l’artefact. Cette œuvre synthétise un leit-motiv du travail d’ Aline Morvan, qui s’intéresse à la rencontre conflictuelle entre les matériaux, les formes et les usages, et suscite chez le spectateur l’incertitude face aux procédés employés.
Juste au-dessus, Attiré par tout ce qui brille, notre regard se laisse emporter par les reflets bleutés d’une petite diode, magnifiée dans un écrin à bijoux. L’éclat de l’anneau qui aurait dû se trouver là laisse place à un objet artificiel qui, à l’échelle de sa boîte, reproduit un paysage miniature, aux vallons de velours, lune électrique et voie lactée de soie. Le leurre fonctionne, le temps que le flâneur intrigué s’approche de plus près et découvre la supercherie.

Même en y regardant à deux fois, les Bourgeons d’épinette, eux, gardent leur secret de fabrication. Disposés telle une défense barbelée sur la longueur du mur, ils charrient des images de forêts brûlées ou de Pompéi pétrifiée. Les bourgeons parviendront-ils à vaincre leur peau de métal pour éclore à nouveau, renaître de leurs cendres dans une ultime mue?
Fossilisées, seules les enveloppes persistent et donnent à ces branches d’épicéa des allures de petites statuettes, dont la présentation en frise accentue la portée rituelle. Tel un masque mortuaire, leur parure d’aluminium les enferme à jamais dans un impérissable état, monstres éternels résultant d’une expérimentation malencontreuse de l’artiste, accident de la reproduction hyperréaliste d’une branche d’arbre de sapin. L’empreinte a dédoublé et désormais remplace.
Enfin, au sommet de cette installation trône un château de sable. Celui de notre enfance, ou presque. Plus menaçant, dense et massif, paradigme de l’empreinte par moulage qui revêt immanquablement une qualité magique, la mémoire du contact. Cette carotte de terre moulée dans le jeu de plage surplombe l’installation : encore luisant, il semble déposé à l’instant, paradoxalement figé dans une humidité transitoire et menaçante, signe d’une fin annoncée. Qui ne viendra pas. À nouveau, la réalisation ne cherche pas à faire montre de sophistication technique. Elle préfère produire des supports à une projection qui transite par les notions de décalage et de faux-semblant tout en déjouant et détournant les propriétés des matériaux.

Au centre de la galerie, l’installation Confettis évoque une forme d’«aquarium» en métal aux allures de chaise à porteur, de Wardian Case (serres utilisées pour transporter les plantes par bateaux depuis le XIXème siècle) ou de cercueil de contes de fées. La structure épurée abrite, immergé dans un faible niveau d’eau, un paysage de confettis aux couleurs passées, coupe géologique effritée et mouvante, dessinant une improbable topographie sous-marine.

L’amas de confettis ne rejoue en rien un temps de l’après-fête, de la ruine ou du vestige, nostalgique et rétrospectif. Il invite plutôt au déplacement, à la mobilité, dans une action à construire, une performance à élaborer.
Il est dans l’attente, la tentation haptique de ses bras de métal finira par séduire un porteur. Pas de rideau pour dévoiler le tableau, mais le trompe l’œil nous a piégés.
Les centaines de petits ronds et losanges déposés dans l’eau ne sont pas en papier – ils se seraient décomposés depuis bien longtemps – mais en porcelaine teintée dans la masse. Produits à la main, avec un emporte pièce unique, dans une fine couche de matière aussi souple que malléable et fragile, chaque confetti est le résultat d’un geste répétitif, lent et rigoureux. Ce procédé rationalisé permet d’éviter toute perte de terre, la matière dégagée entre la découpe des ronds produisant les losanges. À moins d’envisager, dans une perspective moins narrative que métaphorique, que cette collection de confettis ne soit elle-même la présentation d’un ensemble de restes, dans un productif défi de fabrication face à la matière, ce que l’artiste qualifie d’«anti-vanité».

Ce travail de la main et de l’outil sur la matière brute est aussi à l’œuvre dans les «Actes» d’Épluchez. Aline Morvan propose une approche subjective de la matière, où l’occasion l’emporte sur la précision. De façon répétitive, elle a épluché un pain de terre à l’économe, jusqu’à sa disparition programmée par cet acharnement absurde. Qu’apprendre de la réitération de ce même geste sur la matière? Il suscite une quête vaine de l’épluchure parfaite, de la création d’une forme à partir de l’informe, où la matière s’organiserait elle-même. La satisfaction a été tirée du faire, et non de l’achèvement. En tombant sur la plaque de cuisson, le hasard de la vitesse, de l’angle, du poids, de la force, de la résistance, de l’axe (à la fois de la main de l’artiste sur la matière puis de la chute), pétrifie l’éphémère dans sa contingence.

La matière fragmentée, comme elle l’était déjà avec les confettis, reste ici très fragile malgré sa ressemblance formelle avec des copeaux de métal. Comme dans une ultime volonté de conserver trace de ce qui a été, Aline Morvan a tiré le portrait de chaque morceau. Issus de la même matière, soumis au même geste répété, chacun révèle pourtant des marques singulières : trace de l’outil, courbe, dimension, reflet, plis… Présentés en tirages photographies, chaque fragment est mis en scène, témoin à la fois de l’action qui a eu lieu et de son résultat figé. (On peut dès lors se demander où se situe la production artistique, dans le mouvement créatif qui a raclé la terre – le processus, ou dans le copeau fini qui en résulte – l’incarnation?) Une nouvelle dimension, sculpturale voire monumentale, sourd de ces portraits individuels. Une lecture plus synoptique se déploie également sur ce mur, où chaque morceau de terre enfumée devient l’élément d’un alphabet, d’une indéchiffrable calligraphie où la collection induit inévitablement la comparaison. Une nouvelle façon, en sorte, de laisser la matière s’organiser.

Grâce aux artifices de la maîtrise des matériaux et du dépassement des accidents, Aline Morvan réalise des œuvres qui fonctionnent comme des appâts, qui nous attirent et nous leurrent. Elle construit un univers minutieux où le détournement de la matière, l’expérimentation, la répétition des formes et leur épuisement devient fertile. Loin de revendiquer une quelconque «maestria», l’artiste développe son savoir-faire tout en transgressant ses exigences et en éprouvant, dans l’à-peu-près et l’expérimentation, son pouvoir de faire.
Aline Morvan installe sa pratique à la charnière entre beaux-arts et artisanat, œuvre d’art et produit, décoration et objet, attisant délibérément la tension entre savoir faire, valeur artistique du matériau choisi et objet figuré. De la conception, à la perception puis l’interprétation, aucune surface n’est trop lisse pour empêcher l’imagination d’y construire ses propres représentations.

Claire Migraine, 2012