Dialectique de l’espace et de la matière, ou l’œuvre d’art comme MandalaAnne Fischler, 2013

On dit des gens qui ponctuent, appuient la parole par le geste qu’ils parlent avec les mains.

Or, la plasticienne Aline Morvan parle vraiment avec ses mains, en lieu de parole: du mouvement dansant de ses dix doigts émerge des objets, questionnements affirmés incarnés dans la matière, toujours aussi intensément inutiles qu’absolument nécessaires. Elle invite, comme l’eut fait Rilke envers ce jeune poète de ses amis épistolaires, à vivre la question plutôt qu’à y répondre, car une réponse ne serait finalement qu’une astuce supplémentaire pour l’éviter.

Installations, sculptures, environnements mettent en scène une approche méditative dans l’attention portée à la présence et à l’absence. L’absence est offerte au regard comme une autre forme de présence: ce qui se soustrait au regard apparaît dans la matière déshabillée, tel un oxymore dont on ferait l’expérience tangible, une attention entière portée à ce qui advient comme ça advient.

L’œuvre est proposée comme phénomène et processus: y prend part tant ce que l’on voit du résultat final que tout ce que l’on ne voit pas, les aventures et les accidents qui ont mené à ce qui est présenté à nos yeux, sans jugement sur ce résultat; une présentation simple, comme on tournerait les deux mains devant nous paumes vers le ciel.

Et l’œuvre est à l’œuvre: telle un mandala de sable, elle évolue ou disparaît peu à peu sous nos yeux, témoin changeant de l’existence du temps, de l’espace, de la vie. La matière brute se montre pour ce qu’elle est, sublimée par un œil qui sait combien elle est plus qu’une matière première, plus qu’un moyen de donner forme à une représentation. En soi, cette matière est déjà sacrée, par la manière dont elle nous permet d’entrer d’emblée en dialogue avec elle, et donc avec le réel.

Ce qui nous regarde alors nous demande d’entrer en rapport à la matière-même: questionner sa «concrétitude», questionner son signifiant… La mettre en question sur deux plans: le plan «physique» et le plan «conceptuel», ou comment, n’en déplaise aux minimalistes, what you see is never only what you see, même ou surtout quand on nous dit que what you see is what you see. La matière serait sensée servir une forme; or, ici, la matière sert un questionnement vivant, au cœur de nos cœurs d’êtres humains.

Par la matière et dans le geste, il s’agit en effet de voir plus grand: de questionner le réel, questionner ce que nous en savons soi-disant, ce que nous pouvons croire d’emblée. Nous sommes invités à regarder pour de bon, en nous tournant vers le monde.

Alors toute l’ampleur du réel peut enfin se déployer: les choses existent et n’existent pas à la fois, tout est transformation, tout chemine.

Ce pain de terre, il existe encore… mais maintenant, il est cet amas d’épluchures sur le sol; n’est-il plus la même terre que lorsqu’il était un bloc compact? A-t-elle jamais été un pain solide, ou bien est-ce mon esprit qui lui a prêté cette forme comme un contour immuable? Ah, le voilà: le questionnement.

Celui qui, lorsque nous le gardons vivant, nous apprend, justement, à vivre.

Anne Fischler, 2013